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Les nouveaux matérialismes

Dernière mise à jour : 20 mars 2020


Les études théâtrales ont connu plusieurs tournants au cours des vingt dernières années – performatif, sonore, non humain, intermédial – qui témoignent bien de l’évolution et des explorations du milieu. Le paysage théâtral québécois a été radicalement transformé par l’intégration hybride des médias sur scène, par l’évolution des technologies numériques et par l’apparition de nouveaux médias. Le phénomène s’applique non seulement au théâtre, mais à l’ensemble des pratiques scéniques vivantes. Les frontières entre les disciplines sont plus floues maintenant qu’elles ne l’étaient avant le XXIe siècle. Elles cohabitent, se chevauchent, se contaminent. «L’intermédialité transcende les frontières disciplinaires[1].» Cette approche est polysémique, multidimensionnelle et mouvante. Elle met en lien des systèmes dynamiques qui ne s’inscrivent pas dans un cadre fermé et défini. L’intermédialité


bouleverse nos conceptions de la médiation et des médias. L’action des technologies numériques n’y est évidemment pas étrangère. Leur dynamique invasive […], leur formidable capacité de migrer d’un environnement à l’autre en préservant leur intégrité, leur effet de contamination et d’hybridation font vaciller les modèles établis[2].


L’intermédialité seule n’est toutefois plus suffisante pour décrire la dramaturgie québécoise contemporaine. Les dynamiques intermédiales caractérisent la nouvelle matérialité médiatique qui s’installe sur nos scènes depuis l’avènement des technologies numériques : un premier mouvement vers ce qu’on nomme les nouveaux matérialismes.



C’est au tournant du siècle qu’est né ce vaste mouvement de pensée que sont les nouveaux matérialismes. Loin de s’appliquer seulement au champ théâtral, le concept s’étend des sciences naturelles jusqu’à la philosophie, à l’anthropologie et aux études féministes et queers : le concept est interdisciplinaire. Il connaît par contre un essor particulier au théâtre depuis quelques années : la Société québécoise d’études théâtrales (SQET) en a même fait le sujet de son colloque international en 2019. La « nouveauté » des nouveaux matérialismes tient à leur rejet des dualismes traditionnels : vivant/mort, animé/inanimé, matériel/immatériel, humain/non humain, etc., ainsi que l’explique Rebecca Schneider :


The new materialism has provoked a twist or turn to fully include the lives and deaths of entities formerly known as passive objects, inanimate things, inert matter – the onstage and offstage « life of props » (Sofer, 2003). Contemporary questions about the agency of objects and the forces of materialization have increasingly blurred the borders modernity had built up between the animate and inanimate[3].


Les nouveaux matérialismes ont permis de repenser la matérialité du monde physique, des êtres vivants entourés et constitués de matière. Par « matérialité », j’entends ce qui possède une existence sensible et physique. « As human beings we inhabit an ineluctably material world. We live our everyday lives surrounded by, immersed in, matter. We are ourselves composed of matter[4]. » Les nouveaux matérialismes s’intéressent donc aux différentes matérialités de la matière, à leur influence sur notre vie quotidienne. La nouveauté vient aussi d’un tournant théorique en réaction à l’épuisement des théories matérialistes traditionnelles : on veut réactualiser le potentiel matériel des sciences sociales dans le but de comprendre les changements, notamment économiques et environnementaux, de la société contemporaine[5]. Les nouveaux matérialismes cherchent aussi à étudier les choses immatérielles dans l’espace physique : « language, consciousness, subjectivity, agency, mind, soul ; also imagination, emotions, values, meaning[6] ». Ils prennent en considération les constituants immatériels, leur donnant une place aussi importante que les éléments matériels comme les corps, les objets. Ils veulent déconstruire, surpasser le dualisme, le caractère binaire du monde physique.



Au théâtre, là où les concepts d’intermédialité[7], de remédiation[8], de transmédialité[9] et d’hypermédialité[10]se concentrent sur les différentes liaisons, les contaminations et les redéfinitions possibles entre plusieurs médias, le concept de nouveaux matérialismes ouvre à de nouvelles possibilités.


The incorporation of digital technologies and the presence of other media within the theatrical and performance space is creating new modes of representation ; new dramaturgical strategies ; new ways of structuring and staging words, images and sounds ; new ways of positioning bodies in time and space ; new ways of creating temporal and spatial interrelations[11].


Les révolutions numériques ont, entre autres choses, permis l’émergence de nouvelles formes théâtrales comme le théâtre-danse et le théâtre de l’image, qui sont typiques de la démarche et des spectacles de certaines compagnies comme Carbone 14. Ces nouvelles formes s’inscrivent dans ce que Hans-Thies Lehmann nomme le théâtre postdramatique[12]. Les productions de ce nouveau théâtre « s’éloignent du modèle dramatique classique en déconstruisant ses constituants, qui réfléchissent aux données fondamentales du théâtre, qui réduisent le texte à un matériau parmi les autres éléments de la scène[13] ». Carbone 14 est reconnue particulièrement à cause de son développement d’un langage original, d’une nouvelle écriture scénique où se fondent textes, danse, mime, projections audiovisuelles, musique et univers sonore. Au-delà des mouvements physiques, des éléments matériels, la particularité des spectacles de Carbone 14 tient dans ce langage émotif qui transcende les mouvements corporels des danseurs.



La corporalité (corps humains) ou la corporéité (tous types de corps matériel) – le embodiement – joue un rôle important dans les perspectives néomatérialistes. Diana Coole et Samantha Frost présentent la notion d’ « embodiement » à partir des aspects actifs et transformatifs de la pratique corporelle, soit l’interaction du corps avec son environnement. Le mot « chorégraphie » apparaît à répétition dans les nouveaux matérialismes,


it carries something of the body with it across its use. Diana Coole, for example, uses choreography as a term basically interchangeable with patterns of thought, suggesting that the border between linguistic and material or bodily sense-making has collapsed with the new materialism – it is now all material. If choreography might suggest embodied or otherwise materialized thought, in Coole’s case it signifies primarily thought on the irreducible intermeshing of human and nonhuman[14].


Avec les nouveaux matérialismes, les dualités matériel/immatériel, humain/non humain s’estompent, ou plutôt s’embrouillent ; tout est sujet à une rematérialisation. La notion de coprésence entre les êtres humains et le « here and now » de l’espace-temps demeure l’essence même du théâtre qui navigue sur la frontière de ces dualités, sur la frontière des matières. « Life is simply what molecules exhibit as they divide, copy, or otherwise swerve and bump into each other, making an event by forming relations[15]. » Le concept de nouveaux matérialismes permet d’étudier ces nouvelles relations matérielles et immatérielles.

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[1] Jean-Marc Larrue, « Théâtralité, médialité et sociomédialité : Fondements et enjeux de l’intermédialité théâtrale », dans Theatre Research in Canada, vol. 32, no 2, automne 2011, p. 176. [2] Ibid., p. 177. [3] Rebecca Schneider, « New Materialisms and Performance Studies », TDR : The Drama Review, vol. 59, no 4, Winter 2015, p. 7. [4] Diana Coole et Samantha Frost, « Introducing the New Materialisms », dans New Materialisms : Ontology, Agency and Politics, Durham and London: Duke University Press, 2010, p. 1. [5] Ibid., p. 3. [6] Ibid., p. 2. [7] Jean-Marc Larrue, Théâtre et intermédialité, Lille : Presses universitaires du Septentrion, 2015. [8] Jay Davis Bolter et Richard Grusin, Remediation — Understanding New Media, Cambridge: MIT Press, 2000. [9] Henry Jenkins, La culture de la convergence. Des médias au transmédia, Paris : Armand Colin, 2013. [10] Chiel Kattenbelt, « Theatre as the Art of the Performer and the Stage of Intermediality », dans Freda Chapple et Chiel Kattenbelt (dir.), Intermediality in Theatre and Performance, Amsterdam / New York : Rodopi, 2007, p. 29-40. [11] Freda Chapple et Chiel Kattenbelt, op. cit., p. 11. [12] Hans-Thies Lehmann, Le théâtre postdramatique, Paris : L’Arche, 2002. [13] Hélène Jacques, « Nommer le théâtre nouveau. Le théâtre postdramatique », Jeu, no 108, 2003, p. 169. [14] Rebecca Schneider, « New Materialisms and Performance Studies », loc. cit., p. 8. [15] Ibid., p. 11.

 
 
 

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